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Published on: Presse

Le Graal du cortex cérébral

Il y a environ 2600 ans émergeait le courant de pensée présocratique (Collectif, 1988). Sans défiler bruyamment dans les rues, ces philosophes ont fait preuve d’une liberté de penser capitale. Ils ont abandonné la mythologie pour s’ancrer à la raison. Le récit poétique censé expliquer le monde était peu à peu remplacé par les arguments et les démonstrations. C’est au sein de ce courant qu’Anaximandre de Milet tenta sans faiblir d’expliquer l’origine et l’organisation de toutes les facettes du monde d’un point de vue scientifique. Il laissa de côté dieux et déesses au profit des causes et des conséquences, de la cohérence et de la démonstration.

Anaximandre a été le premier à publier une carte du monde avec pour but de représenter l’écoumène : l’ensemble des terres habitées par l’homme. Ceci n’est évidemment pas le fait du hasard. S’engager sur le chemin de la connaissance demande avant tout de pouvoir s’y repérer. Et quel autre moyen avons-nous que celui de cartographier ?

Dans notre précédent article sur les prouesses de la mouche, citant les travaux de Trush et ses collègues, nous avons noté que le cortex cérébral de la mouche drosophile révélait une structure en colonnes lui ouvrant sa capacité d’analyse de la scène visuelle. Il s’avère que cette structure en colonnes est précisément celle qui permet à la mouche de… cartographier son environnement visuel.

Le cortex est, par définition, la partie qui forme l’enveloppe d’un organe animal ou végétal. Pour le cerveau, le cortex cérébral est une couche de neurones qui forme sa surface. D’apparence grisâtre, on le trouve aussi bien chez la mouche, la souris, la girafe ou l’humain. Le cortex cérébral a été divisé en aires, autant de territoires différents qui assurent des fonctions bien identifiées. Pour le cortex humain, trois groupes d’aires sont définis : les aires motrices, les aires sensorielles et les aires associatives.

Si vous stimulez une région d’une aire motrice, une partie du corps va bouger. Et réciproquement, si vous bougez une partie du corps, une zone de l’aire motrice correspondante va s’activer. Cela est visible sur une IRM. Le cortex cérébral a ceci de remarquable qu’il est aussi organisé dans son épaisseur en colonnes corticales. Regardez l’image d’illustration, une reconstitution 3D de colonnes corticales du cortex cérébral d’un rongeur. Ces colonnes dites « en tonneau » traitent principalement les informations obtenues à partir d’une moustache apparentée sur le museau de l’animal. Touchez une seule moustache et la colonne corticale correspondante du rongeur va s’activer.

Pour tous ceux qui tentent de comprendre le traitement du signal effectué par le cerveau, cette organisation en colonnes corticales et un véritable Graal. Formellement établie par de nombreux travaux et notamment ceux de Lorente de No (Lorente de No, 1938), elle révèle ainsi que le système nerveux est organisé en modules. Cela vaut pour les vertébrés, dont nous faisons partie, mais aussi pour les invertébrés, affreuses bestioles molles et répugnantes.

Le cortex cérébral n’est donc pas un entrelacs de neurones complexe quasiment inextricable. Il est comme une ville moderne, modulaire, avec ses rues et ses avenues qui permettent un transport local ou à longue distance entre quartiers. Comprendre comment fonctionne le cortex cérébral commence donc par comprendre comment fonctionnent ses modules. Et cela est une tâche plus accessible, même si elle reste bien sûr extrêmement difficile à réaliser. Mais pas impossible.

L’étude anatomique nous donne ainsi un sérieux coup de pouce mais elle ne nous dit rien sur ce qui se passe dans les colonnes corticales. Quels signaux reçoivent-elles, quels traitements s’y opèrent et finalement à quoi servent-elles ?

C’est presque par hasard que la réponse a été apportée par deux jeunes chercheurs, David Hubel et Torsten Wiesel (Hubel & Wiesel, 1962). Leur travail consistait à enregistrer l’activité des neurones des aires visuelles de chat en cherchant à découvrir quelle était l’orientation d’un signal lumineux capable d’augmenter leur activité électrique. Leur compte-rendu parle de lui-même : « Quand nous avons entrepris ce type d’expérience pour la première fois en 1961, le résultat fut si surprenant que nous avions du mal à le croireAu lieu d’une suite d’orientations aléatoires, nous avions trouvé une succession présentant un ordre stupéfiant. Chaque fois que l’électrode avançait, ne serait-ce que de 25 à 50 micromètres, l’orientation optimale [du stimulus visuel] changeait d’un petit pas angulaire de dix degrés en moyenne ; les pas se succédaient dans le même sens, soit dans le sens des aiguilles d’une montre, soit dans le sens inverse » (Hubel & Wiesel, 1978)

En d’autres termes, ces chercheurs découvrent que les colonnes corticales de l’aire visuelle du chat détectent les orientations des signaux lumineux et cela d’une manière ordonnée : deux colonnes proches dans le cortex visuel du chat détectent des signaux ayant des orientations proches. Et ce qui vaut pour le chat vaut pour la mouche. Cela leur vaudra le prix Nobel en 1981.

Souvenons-nous d’Anaximandre : cartographier c’est commencer à connaître. Cartographier c’est représenter sur une carte des éléments de l’environnement en respectant autant que possible leur proximité. C’est exactement ce que fait le cortex visuel de la mouche. Et nous verrons plus tard que c’est un principe commun à toutes les modalités sensorielles et à tous les êtres vivants.

Mais la question qui va désormais nous intéresser se rapporte au mécanisme qui crée cet ordre : l’auto-organisation. Comment est-elle capable de réaliser cet exploit ? C’est promis, notre prochain article vous décrira comment elle procède et surtout comment vous pourrez l’expérimenter.

Références

Collectif. (1988). Les Présocratiques (éd. Bibliothèque de La Pléiade, Vol. 345). (J.-P. Dumont, Éd.) NRF.

HubeI, D. H., & Wiesel, T. N. (1978). Les mécanismes cérébraux de la vision. Belin.

Hubel, D. H., & Wiesel, T. N. (1962). Receptive fields binocular interaction and functional architecture in the cat ‘s visual cortex. Journal of Physiology, 160, 106-154.

Lorente de No, R. (1938). The cerebral cortex: architecture, intracortical connections and motor projections. (J. Fulton, Éd.) Physiology of the nervous system, 291-301.