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Published on: Presse

Pas de crash pour la mouche.

Le retour du printemps s’accompagne de son cortège d’insectes, moustiques agaçants, mouches irritantes, guêpes bourdonnantes, que nous écrasons bien souvent sans hésitation. Prenons le pari qu’à la fin de cet article votre attitude à l’égard de ces insectes aura évolué.

Et si nous commencions par adopter un point de vue différent sur ces insectes ailés ?

Certes ils nous dérangent mais certains souligneront qu’ils jouent un rôle dans l’équilibre écologique. Aliments, ils nourrissent des oiseaux migrateurs lors de leur passage dans la toundra. Sans eux, 50% des oiseaux disparaitraient. Vecteurs, ils aident les vignerons comme le font les guêpes dont l’estomac, parfaitement adapté au développement de Saccharomyces cerevisiae, permet de disperser cette levure utilisée pour la fabrication du vin (Stefanini, Dapporto, & Legras, 2012). Tout comme la mouche qui, par sa petite taille, est l’unique pollinisatrice du cacao, dont la fleur qui sent le champignon l’attire irrésistiblement ! Pas de mouche, pas de chocolat.

Mais on peut aussi voir les insectes ailés comme des aéronefs agiles. Ils transportent leurs millions de neurones, dispositifs neuroniques et optroniques autonomes dotés de micro-capteurs et de micro-actionneurs qui résolvent des problèmes généraux de contrôle sensorimoteur. Quelle source d’inspiration pour des véhicules autonomes, voitures ou drones ! Sans compter la ridicule quantité d’énergie consommée par ces insectes pour voler, détecter la nourriture, éviter les obstacles, s’accoupler en vol.

Nous avons déjà posé dans un précédent article le fait que la nature n’avait pas d’intention. Ajoutons-y maintenant une définition radicale de ce qu’est un système nerveux : c’est une machine à traiter des signaux. Et cette machine peut être modélisée.

Cela nous apporte immédiatement deux avantages : peu importe les molécules qui constituent la machine et peu importe celles qui transmettent les signaux. Voilà le socle de la pensée cybernétique posée par Norbert Wiener en 1948 (Wiener, 1948) et qui dispose aujourd’hui d’un formidable dispositif pour simuler les modèles : l’ordinateur.

En résumé, la pensée cybernétique nous ouvre les portes d’une modélisation du système nerveux en tant que machine à traiter les signaux et l’ordinateur nous permet de la simuler. Pas besoin de la vie pour cela.

La conséquence est simple : si le système nerveux est le lieu où se réalise l’apprentissage des êtres vivants et se construit leur intelligence, alors il n’y a aucun obstacle à le simuler et, partant, à créer un système nerveux artificiel. Et peu importe que l’ordinateur soit en silicium, optique ou même quantique. C’est la démarche, la promesse et l’espoir de l’intelligence artificielle.

Laissons-nous inspirer par la biologie et demandons à la mouche de nous livrer ses secrets de fabrication.

Comment fait-elle pour voler de manière sûre, même lorsque le vent est défavorable et changeant ? Comment fait-elle pour rejoindre son partenaire pour s’accoupler en volant ? Et pour atterrir précisément là où elle le décide ? Questionnez-vous : comment feriez-vous pour concevoir un tel dispositif qui ne mesure ni sa vitesse, ni son altitude, ni sa vitesse au sol, ni sa vitesse de descente, qui ne dispose d’aucun GPS, pas plus que d’un radio-altimètre ou d’un variomètre ?

Nicolas Franceschini à Marseille dirige le laboratoire qui travaille depuis 1985 sur la compréhension de l’œil de la mouche (Franceschini, 2008). Il nous apprend que chaque mouche a deux yeux panoramiques composés d’environ 3000 minuscules facettes qui sont tout autant des petites lentilles. Le cône qu’elles forment est comme un puits au fond duquel se trouvent exactement 8 neurones récepteurs, dont 2 se superposent. Regardez attentivement l’image d’illustration. Ce n’est pas un tableau d’Yves Klein. C’est une coupe d’un œil de mouche. Vous distinguez 7 points dans chaque « pentagone » : 6 neurones plus les 2 neurones superposés.

Chaque œil est ainsi composé de 48000 micro-récepteurs photoélectriques. Les 6 neurones captent 6 signaux indépendants qui serviront à la vision du mouvement. Les 2 neurones superposés serviront à la vision de la couleur par un mécanisme extrêmement subtil qui permet à la mouche de s’orienter même lorsque le soleil est caché.

Cette équipe a découvert que le secret de la vision de la mouche réside dans la capacité de cet insecte à se concentrer sur une vision du mouvement des différents éléments du paysage pendant leur vol. Les objets à très grande distance défilent à une vitesse angulaire faible, alors que les objets proches défilent avec une vitesse très élevée. La mouche analyse donc uniquement le “flux optique”. Elle ne distingue que les différences de contraste entre les objets et analyse leur distance grâce à leur vitesse de défilement. Cela suffit pour tout ce qu’elle doit faire. La nature a sélectionné un dispositif extrêmement frugal, très léger et qui ne consomme que peu d’énergie pour maintenir la mouche en vie.

Mais si nous conservons le principe selon lequel il n’y a pas eu de plan pour construire ce mécanisme, par quel cheminement la nature a-t-elle procédé ? Y aurait-il une auto-organisation dans le cerveau de la mouche ? La réponse positive a été fournie en 2019 par une équipe japonaise (Trush, Liu, & Han, 2019). Le cerveau de la mouche drosophile révèle une structure en colonne qui s’auto-organise et qui offre à la mouche son excellente capacité d’analyse de la scène visuelle. Seriez-vous surpris d’apprendre que cette organisation est très semblable à celle des mammifères ?

Nous en reparlerons dans un prochain article qui nous éclairera sur ce mécanisme central de la cognition.

Alors, continuerez-vous à écraser les mouches ?

Travaux cités

Durhuus, B., & Eilers, S. (2014). S. On the entropy of LEGO. J. Appl. Math. Comput., 45, 433-448.

Franceschini, N. (2008). Couleur et mouvement dans la vie d’un insecte. Ecole thématique interdisciplinaire du CNRS, (pp. 56-80). Roussillon.

Stefanini, I., Dapporto, L., & Legras, J.-L. (2012, August). Saccharomyces cerevisiae and social wasps. Proceedings of the National Academy of Sciences, 109(33), 13398-13403.

Trush, O., Liu, C., & Han, X. (2019). N-Cadherin Orchestrates Self-Organization of Neurons within a Columnar Unit in the Drosophila Medulla. The Journal of neuroscience: the official journal of the Society for Neuroscience, 39(30), 5861-5880.

Wermelinger, B., Düggelin, C., Freitag, A., Fitzpatrick, B., & Risch, A. C. (2019, Juillet). Les fourmis des bois – biologie et répartition en Suisse. Notice pour le praticien, Institut fédéral de recherches WSL(63).

Wiener, N. (1948). Cybernetics, or, Control and Communication in the Animal and the Machine. New York: John Wiley & Sons, Inc.