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Published on: Presse

La mouche qui voulait devenir Jedi

Sur la lointaine planète Coruscant maître Yoda aime pratiquer en solitaire son art de Jedi dans la salle du haut conseil. Concentration, paix et discrétion sont assurés en ce lieu. Mais, tout grand maître qu’il fût, il n’a pas remarqué qu’une mouche curieuse et furtive aspirait à devenir Jedi. Nommons-là Myia.

Durant l’exercice du grand maître Myia va attentivement observer les mouvements du sabre laser. Myia est encore une jeune mouche et son cortex visuel n’est pas mature. Il est désordonné.

Mais voici le premier geste de Yoda. Il tourne son sabre vers la droite, dans un mouvement rapide et puissant. Au même instant, dans une colonne du cortex visuel de Myia spécialisée dans la détection des orientations, un neurone s’active.

C’est celui qui, à cet instant précis, réagit le plus fortement à la direction donnée par le sabre laser. Et voici que les 6 neurones dans son voisinage s’activent aussi. Puis ils s’adaptent pour devenir un peu plus sensibles à l’orientation montrée par le sabre laser. La leçon se poursuit et le processus d’adaptation en fait autant.

Le temps passant, ce ne sont plus 6 neurones voisins qui s’adaptent, mais 4, puis 2 puis seulement celui qui réagit le plus. Regardez l’animation pour découvrir ce qui se déroule dans une colonne du cortex visuel de Myia.

Mais que s’est-il donc passé dans la colonne du cortex visuel de Myia à l’issue de cette séance d’observation ?

Désordonnée au départ, sa colonne s’est organisée de telle façon que toute paire de neurones voisins est devenue sensible à 2 orientations proches. Les sensibilités des neurones de la colonne du cortex visuel sont maintenant ordonnées globalement. Or cela n’est pas le produit d’une action dirigée : c’est le résultat d’une émergence.

La sensibilité de la colonne corticale avant auto-organisation

La sensibilité de la colonne corticale avant son auto-organisation

La sensibilité de la colonne corticale après auto-organisation

La sensibilité de la colonne corticale après son auto-organisation

Vous venez d’expérimenter un principe absolument fondamental qui repose sur une procédure extrêmement simple se déroulant en 3 phases : perception et diffusion d’un signal, recherche d’un gagnant, adaptation du gagnant et des voisins. Et ainsi par une série de modifications strictement locales vous obtenez un ordre global. C’est une auto-organisation des neurones sur les stimulations visuelles perçues.

Si la curiosité vous titille, vous pouvez même essayer de faire cela avec des flèches gravées sur des galets. Cela fonctionnera tout aussi bien et évitera à Myia des séances d’entrainement supplémentaires avec Maître Yoda.

Pourquoi cela est-il important pour notre quête de l’intelligence artificielle ? Dans un ouvrage collectif édité en 2003, Scott Camazine (Camazine, et al., 2003) nous en révèle la clef : « L’un des mystères de la biologie est de savoir comment l’énorme quantité de complexité morphogénique, physiologique et comportementale des organismes vivants peut être réalisée avec la quantité limitée d’informations génétiques disponibles dans le génome. L’auto-organisation est une solution à ce problème. »

La procédure en 3 phases, algorithme que nous avons utilisé pour expérimenter l’émergence d’un ordre par auto-organisation, a été proposée en 1982 par un chercheur Finlandais : Teuvo Kohonen (Kohonen, 1982). Il a jeté un pont entre ce principe universel de la biologie des êtres vivants et la possibilité de le faire apparaître par simulation dans un système artificiel. Nous y reviendrons dans un prochain article, tant est vaste le champ d’applications qu’il a ouvert.

Restons un moment sur la conséquence de ce que nous avons simulé et qui se nomme la rétinotopie.

La définition de la rétinotopie est que deux stimulations similaires perçues par un œil déclenchent des réponses de deux neurones proches dans le cortex visuel. Nous pourrions le résumer en : « les stimulations visuelles qui se ressemblent s’assemblent ».

A l’issue de notre simulation avec l’algorithme de Kohonen nous obtenons une rétinotopie par auto-organisation.

La rétinotopie se retrouve dans le cerveau de tous les mammifères, y compris l’homme mais aussi chez les oiseaux (Keary, Voss, Lehmann, Bishof, & Löwel, 2010) ou les insectes (Franceschini, 2008).

Mais ce qui est probablement le plus remarquable est que ce qui vaut pour le système visuel vaut pour tout type de stimulation. On parlera de tonotopie pour les sons, de somatotopie pour les parties du corps, de chimiotopie pour les odeurs, de gustotopie pour les goûts.

Vous l’avez compris : les modalités sensorielles externes et internes se cartographient.

Cette cartographie se construit en grande partie par les stimulations perçues : les mouvements, les sons, les odeurs, les goûts. Leur richesse et leur variété sont essentielles pour une cartographie fine.

Nous venons de l’expérimenter : il est possible de faire émerger des cartes sensorielles par le seul mécanisme de l’auto-organisation. Cette auto-organisation que nous sommes capables de simuler avec un ordinateur grâce aux travaux de Kohonen.

Voyez-vous les portes que cet enchaînement nous entrouvre ?

Dans son remarquable ouvrage (Damasio, 2010) Antonio Damasio nous éclaire sur la signification des cartes corticales : « le cerveau humain est un cartographe né et cette cartographie débute par celle du corps dans lequel il est installé. Le cerveau humain est une imitation de cette variété incoercible. Tout ce qui est en dehors de lui […] doit être imité au sein de ses réseaux ». Dit autrement, chaque cerveau est un condensé unique du monde perçu.

Je vous donne donc rendez-vous pour notre prochain article dans lequel nous poursuivrons notre exploration des secrets de l’auto-organisation.

Références

Camazine, S., Deneubourg, J.-L., Franks, N., Sneyd, J., Theraulaz, G., & Bonabeau, E. (2003). Self-organization in Biological Systems. Princeton University Press.

Damasio, A. (2010). L’autre moi-même. Les nouvelles cartes du cerveau de la conscience et des émotions. Odile Jacob poches.

Franceschini, N. (2008). Couleur et mouvement dans la vie d’un insecte. Ecole thématique interdisciplinaire du CNRS, (pp. 56-80). Roussillon.

Keary, N., Voss, J., Lehmann, K., Bishof, H.-J., & Löwel, S. (2010). Optical Imaging of Retinotopic Maps in a Small Songbird, the Zebra Finch. PLOS One.

Kohonen, T. (1982). Self-Organized Formation of Topologically Correct Feature Maps. Biological Cybernetics, 43, 59-69.