En 1968 la France entrait en éruption sociale, selon une habitude qui lui est chère. Mais elle lançait en même temps sur les ondes de l’ORTF une série télévisuelle aussi originale qu’absurde : les Shadoks (Rouxel, 1968).
Les Shadoks étaient des « créatures anthropomorphes à l’apparence d’oiseaux rondouillards, avec de longues pattes filiformes, des ailes minuscules et préhensives, et de rares cheveux. » (Wikipédia).
Vivant sur une planète aux contours incertains, leur principal but dans la vie était de construire une fusée pour rejoindre la Terre. Et pour ce faire, ils inventèrent la « Cosmopompe » destinée à pomper le « Cosmogol 999 », carburant de leur fusée. Ainsi les Shadoks pompaient, pompaient et les Français se moquaient de ces pauvres Shadoks …
Oublions un instant les Shadoks et concentrons-nous sur l’effort de lecture qui nous a conduits jusqu’à ces lignes. Notre cerveau mis en ébullition par cette histoire a consommé de l’énergie. Mais au fond que savons-nous de l’énergie consommée par le cerveau en action ?
Notre cerveau représente environ 2% de notre poids mais il brûle 20% de l’énergie nutritive et de l’oxygène que nous absorbons. Et 80% de cette énergie est consommée par les neurones, les 20% restants par les cellules gliales.
La majeure partie de cette énergie est consommée au niveau des synapses, ces minuscules espaces entre les neurones où les signaux sont envoyés et reçus. Là, les neurones pompent en permanence des ions dans l’espace qui les sépare en échangeant du potassium et du sodium pour créer des charges électriques. Cette action de pompage est fondamentale pour le fonctionnement des circuits cérébraux, mais elle est très énergivore.
Nos neurones fonctionnent donc comme les Shadoks : ils pompent en permanence.
Est-ce que le cerveau consomme cette énergie de manière uniforme ?
Certainement pas. Le traitement auditif mobilise plus d’énergie que le système olfactif ou les zones du cerveau responsables de la mémoire. L’audition exige une signalisation très rapide et précise alors que l’odorat n’a pas des besoins énergétiques aussi intenses.
Est-ce que le cerveau consomme de l’énergie pendant le sommeil ? Oui, clairement et même en quantité quasiment identique à celle consommée en phase d’éveil. Le cerveau ne s’arrête jamais. Les neurones maintiennent une communication active durant le sommeil, renforcent des connexions synaptiques, consolident les acquis.
Et que se passe-t-il lorsque nous nous concentrons sur une lecture particulièrement prenante ou un problème de statistiques ardu ? Curieusement, la consommation énergétique augmente peu par rapport à sa consommation nominale. A peine quelques pourcents.
Et que dire de l’affirmation notamment mise en scène dans le film Lucy de Luc Besson selon laquelle l’être humain n’utilise que 10% des capacités de son cerveau ? Dans la vraie vie, les neurones sont majoritairement silencieux pendant de longues périodes avant d’entrer en action lorsque cela est nécessaire. Par exemple pour parler : inutile de consommer de l’énergie lorsqu’on ne dit rien. Mais être silencieux ne signifie pas que les neurones de la parole ne sont pas activables. Ils peuvent l’être à tout moment. Soyez donc rassurés nous utilisons 100% des neurones de notre cerveau (Rodo, 2018). Inutile de chercher un produit miracle pour cela.
Ce qui est néanmoins remarquable est que notre cerveau consomme vraiment très peu d’énergie : en moyenne un cerveau consomme 20Wh.
Examinons maintenant la consommation énergétique requise par l’exécution d’algorithmes d’intelligence artificielle. Nous constatons vite que quelque chose cloche. Par exemple, l’apprentissage et l’optimisation de l’architecture du modèle Transformer (Vaswani, et al., 2017) reconnue comme l’un des meilleurs modèles pour la traduction automatique, peut émettre 5 fois plus d’équivalent CO2 qu’une voiture pendant toute sa durée de vie, y compris l’énergie nécessaire à sa construction (Strubell, Ganesh, & Mc Callum, 2019).
Cela équivaut à 656’347 kWh de consommation énergétique pour obtenir ce modèle de traduction automatique, soit 3’746 ans de consommation d’un cerveau humain !
Sans être bien doué pour les langues, de nombreux humains sont capables d’en apprendre une voire plusieurs en moins de temps que cela et en consommant beaucoup moins d’énergie.
Si l’économie intellectuelle offerte par l’IA pour la programmation de ces outils de traduction est bien réelle, elle se réalise au prix d’une empreinte écologique inacceptable.
Cela pose évidemment la question des algorithmes employés. Il n’est manifestement pas soutenable de continuer à développer une IA aussi inefficace énergétiquement. Il y a donc manifestement beaucoup à revoir dans ce domaine : la force brute n’a jamais été un signe d’intelligence, qu’elle soit réelle ou artificielle.
Les Shadoks, en plus de pomper au quotidien, se référent constamment à des principes et proverbes qui leur sont propres. L’un d’eux affirme qu’« En essayant continuellement, on finit par réussir… Donc plus ça rate, plus on a de chances que ça marche. ».
Ne jouerions-nous pas aux Shadoks avec l’intelligence artificielle d’aujourd’hui ?
Travaux cités
Rodo, C. (2018, Janvier 17). Aux frontières du cerveau. Récupéré sur CNRS Le Journal: https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/aux-frontieres-du-cerveau/neuromythes-le-mythe-des-10
Rouxel, J. (Producteur). (1968). Et voilà les Shadoks, la saison 1 | Archive INA [Film]. Récupéré sur https://www.youtube.com/watch?v=tpD0Pdr7oD0
Strubell, E., Ganesh, A., & Mc Callum, A. (2019). Energy and Policy Considerations for Deep Learning in NLP. Proceedings of the 57th Annual Meeting of the Association for Computational Linguistics, (pp. 3645-3650). New-York.
Vaswani, A., Shazeer, N., Parmar, N., Uszkoreit, J., Jones, L., Gomez, A. N., . . . Poloshukin, I. (2017). Attention is all you need. 31th Neural Information Processing Systems.