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Published on: Presse

Que gagne l’IA à s’inspirer du système nerveux ?

Si je vous dis : la vision, le toucher, l’odorat, le goût et l’audition, vous savez immédiatement que je vous parle de vos 5 sens. Mais si je vous demande de me parler d’un sixième sens, vous penserez probablement à un sens caché, peut-être ésotérique. Et pourtant, nous avons tous un sixième sens : la proprioception. C’est notre capacité à localiser chacune de nos parties du corps. Elle permet de ressentir notre propre corps.  

Pour l’expérimenter, asseyez-vous et fermez simplement les yeux dans le silence. Puis, toujours les yeux fermés, bougez un bras de gauche à droite. Lentement, puis rapidement. Vous avez indéniablement une sensation et même une « idée » de l’endroit où votre bras se trouve. Vous pouvez même dire si vous le déplacez rapidement ou lentement. Vous sentez la position de votre bras et sa vitesse de déplacement sans même le voir.  

Le sens proprioceptif permet au cerveau de déterminer, pour tous nos membres, leur position, leur vitesse et leur direction. Largement méconnu, le sens proprioceptif est pourtant indispensable pour les actes les plus simples de la vie courante. Pas de marche, pas de peinture ou de piano, pas de sport sans une proprioception efficace. 

Ce sens repose sur des capteurs capables pour les uns de mesurer la position d’une articulation et pour d’autres la vitesse de déplacement de cette même articulation. Rien d’étonnant donc à ce que notre cerveau soit capable de ressentir la vitesse et la position de notre bras comme nous venons de l’expérimenter. Mais, dans la nature, rien ne se passe comme on l’attendrait. 

Il s’avère que ces informations, vitesse et position, ne sont pas transmises séparément par des fibres nerveuses. Elles sont en fait mélangées et ces différents mélanges sont transmis par les fibres nerveuses vers le système nerveux central. Or, nous ne ressentons pas un mélange de la vitesse de notre bras et de sa position. Nous sentons l’un et l’autre séparément. Donc, il existe un mécanisme dans le système nerveux central capable de séparer les deux signaux mélangés. 

Pourquoi la nature a-t-elle procédé ainsi ? Probablement pour assurer une certaine redondance en cas de lésion des fibres nerveuses. Toute l’information n’est pas perdue. 

Nous pourrions dès lors imaginer que la séparation des signaux « vitesse » et « position » est innée ou précablée. Mais ceci est incompatible avec les effets du vieillissement qui influent sur le mélange.  

L’autre hypothèse est que notre système nerveux central est capable de séparer des signaux sans savoir comment ils ont été mélangés. Par apprentissage, sans supervision. Impossible ? 

Cela est pourtant une situation que l’on rencontre fréquemment. A l’occasion d’une fête, un verre à la main, on converse avec un ami pendant que d’autres en font autant. Or, nous séparons clairement les signaux sonores provenant de notre interlocuteur du bruit ambiant, pourtant lui-même constitué d’autres conversations. Plusieurs sources, un mélange inconnu et une séparation réussie.

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Il s’agit d’un principe très général à l’œuvre dans le système nerveux : séparer des sources indépendantes sans savoir comment elles ont été mélangées.

Deux chercheurs, J. Hérault et C. Jutten (Hérault & Jutten, 1986), se sont intéressés au mécanisme qui permet au système nerveux de réaliser cette prouesse. En formulant l’hypothèse selon laquelle les signaux sont indépendants, ils ont montré qu’un réseau de neurones très simple était parfaitement capable de réaliser cette séparation par un apprentissage continu. Et « très simple » c’est 2 neurones pour séparer un mélange de 2 signaux indépendants !

Ce travail extraordinairement fécond a défini un concept, l’analyse en composantes indépendantes, déclenché des centaines de travaux de recherche et tout autant d’applications. Citons par exemple l’imagerie médicale, l’électroencéphalographie intracrânienne, l’enregistrement de réunions de travail, la reconnaissance de parole dans les smartphones, la transmission de signaux satellitaires, l’astrophysique ou l’amélioration du guidage aéroportuaire.

Mais tout aussi intéressante est la démarche qu’ils ont adoptée. Dans sa publication de 1988 (Jutten, 1988), Christian Jutten souligne que « L’existence de ce problème de séparation de sources dans les systèmes biologiques, en particulier au niveau du système nerveux, nous a conduit naturellement à en concevoir une solution neuromimétique (l’imitation numérique des neurones vivants). On pourra objecter que le modèle proposé finalement, n’a plus grand chose de neuromimétique, tant il est simple vis-à-vis des systèmes biologiques. L’aspect neuromimétique tient en fait à un état d’esprit où les sources d’inspiration de la solution proposée ne sont pas seulement la physique mathématique, le traitement du signal ou d’autres théories. Notre approche consulte en permanence la « méta-source d’inspiration » que constituent les systèmes naturels. Ceci entraîne en particulier une discussion et une remise en question des méthodes utilisées et des résultats obtenus. Cependant, notre but n’étant pas de modéliser le système nerveux, cette source d’inspiration ne constituera jamais une contrainte : par exemple, pour développer une application performante dédiée à un problème particulier, nous n’attacherons pas une grande importance à l’aspect neuromimétique. Une telle approche n’est pas unique en traitement du signal : les travaux sur les systèmes sonar de la chauve-souris relèvent d’une approche analogue l’astuce et les performances des solutions biologiques ne sont plus à prouver ».

C’est exactement l’état d’esprit dans lequel nous travaillons pour développer une intelligence artificielle frugale, rapide et qui poursuit la définition attribuée à Jean Piaget : « L’intelligence, ça n’est pas ce que l’on sait, mais ce que l’on fait quand on ne sait pas ».

Travaux cités

Hérault, J., & Jutten, C. (1986). Space or time adaptive signal processing by neural network models. International Conference of « Neural Networks for Computing ». Snowbird.

Jutten, C. (1988). Une solution numérique au problème de la séparation de sources. Traitement du signal, 5(6).