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Published on: Presse

Comment on invente des hypothèses

Les années 2010 ont été une « mirum decennium » pour la physique. En 1916, Albert Einstein prédisait l’existence des ondes gravitationnelles (Einstein, 1916) prédiction confirmée en février 2016 (Abbott & al., 2016). En 1964, Englert, Brout et Higgs proposaient un mécanisme pour expliquer la masse des particules fondamentales (Englert & Brout, 1964) (Higgs, 1964), proposition confirmée en juillet 2012 au CERN (ATLAS, 2012).

Il a donc fallu attendre 100 ans pour obtenir confirmation de la prédiction d’Einstein et 48 ans celle de Englert, Brout et Higgs. 

Mettre en place des expériences qui ont confirmé ces hypothèses a exigé des moyens techniques qui n’existaient même pas à l’époque où elles ont été émises. Comment expliquer dès lors que ces scientifiques soient parvenus à imaginer ces hypothèses sans la moindre possibilité de les vérifier expérimentalement ? Par quel type de raisonnement y sont-ils parvenus ? Voici encore une de ces surprises que le cerveau nous réserve et que nous allons tenter d’éclairer dans cet article.

Raisonnement par analogie, par induction, par déduction, par l’absurde, par élimination… La typologie des types de raisonnements est très vaste mais l’un d’entre eux retient particulièrement notre attention : le raisonnement par abduction.

C’est lui qui nous offre notre part créative. C’est lui qui extrait l’essence même de ce que nous percevons. La moindre observation, le moindre changement sont interprétés à une vitesse foudroyante. Et notre cerveau en dégage dans l’instant des hypothèses sur ce qui peut éclairer les causes de ce qui vient d’être perçu.

L’abduction est pour ainsi dire câblée dans notre système nerveux pour accroître son efficacité. La figure en début d’article est une construction graphique à partir de cônes dont la base est concave ou convexe et différemment orientés (Idesawa, 1997).

Or, malgré son absence, il est impossible de ne pas y « voir » une sphère. N’hésitez pas à cacher une partie des cônes et vous constaterez qu’il n’y a aucun contour dessiné suggérant cette sphère. Cette illusion est le fruit de l’activité de votre cerveau qui émet l’hypothèse que les cônes ainsi disposés ne peuvent l’être que s’ils sont posés sur une sphère. Hypothèse rapide, efficace et… totalement fausse.

Mais peu importe, le cerveau émet immédiatement une hypothèse qui lui offre une possibilité d’agir. Evidemment si l’hypothèse est erronée et la situation dangereuse, le cerveau risque de ne plus avoir l’occasion de recommencer. Mais notre cerveau ne peut pas faire autrement. Il s’est construit sur sa capacité à réagir vite. Inversement, il lui faut une formation longue et drastique pour construire une connaissance solide, éprouvée et transmissible. Autrement dit, pour raisonner par déduction.

La découverte du boson de Higgs est une bonne illustration du raisonnement par abduction. En 1964, les modèles de la physique des particules ne produisaient que des particules sans masse alors que les physiciens savaient que presque toutes les particules en ont une. Ils le savaient par l’observation.

Ils ont alors émis l’hypothèse d’un champ qui serait comme la trame de l’Univers. Les particules qui se promènent dans l’espace se prennent les pieds dans cette trame et les ralentit. Or, en vertu des principes de la conservation de l’énergie et de l’équivalence entre la masse et l’énergie (E = mc2), l’énergie cinétique qu’elles perdent est transformée en masse. Ainsi, plus une particule interagit fortement avec le champ, plus sa masse sera élevée. Le boson dit « de Higgs » serait une excitation de cette trame, selon les termes de Pauline Gagnon citée dans (Gravel, 2015). Voilà l’hypothèse. Emise par abduction sans aucune confirmation car les moyens de l’époque ne le permettaient pas.

Pour vérifier l’hypothèse formulée par les théoriciens, les expérimentateurs ont imaginé comment exciter la trame de l’Univers en concentrant énormément d’énergie sur un tout petit point grâce au LHC du CERN et ils ont conçu deux détecteurs ultrasensibles capables de déceler tous les débris de la désintégration du boson de Higgs pour les différencier les uns des autres. Voilà pour la vérification expérimentale.

Il ne reste qu’à articuler l’ensemble. Presque toutes les particules ont une masse. Cette masse proviendrait de l’excitation d’un champ. Si cette hypothèse est bonne, il faut une expérience capable d’exciter le champ et d’observer l’effet sur la masse des particules. Et obtenir le même résultat pour toutes les expériences tentées. Il suffirait qu’une seule expérience échoue et toute la théorie serait réfutée.

Le raisonnement par abduction qui a permis la production de l’hypothèse du boson de Higgs n’a pas mobilisé 48 années de réflexion de ces chercheurs. Ils ont eu besoin de temps pour acquérir du savoir et des observations afin de se forger une représentation de leur monde mais l’émergence de l’hypothèse a probablement été rapide, comme une fulgurance. 

C’est le philosophe américain S. Peirce qui a introduit à ce sujet la notion d’abduction comme une forme de raisonnement qui produit des idées et des concepts à expliquer : « Abduction is the process of forming an explanatory hypothesis. It is the only logical operation which introduces any new idea » (Pierce, 1931–1958).

L’abduction est ainsi le mécanisme par lequel le cerveau produit des nouvelles hypothèses, des connaissances incertaines. Celles-ci sont ensuite confrontées à d’autres expériences que celles qui ont permis de les intuiter. Puis, par raffinements successifs, de produire une connaissance de plus en plus profonde sur le monde qui se transmet ensuite par le langage et l’expérience.

Nous commençons à peine à entrevoir par quel mécanisme le cerveau parvient à émettre des hypothèses. Il s’agit là d’une étape centrale dans la conception d’une cognition artificielle. Emettre des hypothèses c’est ouvrir la voie à la surprise, à la prédiction ou à la création. 

Même si cela reste encore très préliminaire, des pistes se révèlent et nous les découvrirons dans nos articles à venir. De l’auto-organisation aux hypothèses, voilà nos prochaines étapes.

Travaux cités

Society, Éd.) Physical Review Letters, 116(061102).

ATLAS, C. (2012, septembre 17). Observation of a new particle in the search for the Standard Model Higgs boson with the ATLAS detector at the LHC. Physics Letters B, 716(1), 1-29.

Einstein, A. (1916, juin 22). Näherungsweise Integration der Feldgleichungen der Gravitation. Sitzungsberichte der Königlich Preussischen Akademie der Wissenschaften, 1, 688-696.

Englert, F., & Brout, R. (1964, août 31). Broken Symmetry and the Mass of Gauge Vector Mesons. Physical Review Letters, 13(9), 321-321.

Gravel, P. (2015, février 28). La découverte du boson de Higgs vue de l’intérieur. Récupéré sur Le Devoir: https://www.ledevoir.com/societe/science/433140/la-decouverte-du-boson-de-higgs-vue-de-l-interieur

Higgs, P. W. (1964, octobre 19). Broken Symmetries and the Masses of Gauge Bosons. Physical Review Letters, 13(16), 508-509.

Idesawa, M. (1997). A study on visual mechanism with optical illusions. Journal of robotics and mechatronics, 9(2), 85-91.

Pierce, C. (1931–1958). Collected Papers of Charles Sanders Peirce (Vol. I et II Principles of Philosophy and Elements of Logic). (C. Hartshorne, Éd.) Harvard University Press.